Le Numérique Responsable - Episode 4
Sobriété numérique
Bonjour Sarah, je suis ravi de te rencontrer. C’est à nouveau pour moi une rencontre initiée par les réseaux sociaux puisque c’est le Professeur Bruno De Lièvre qui a réagi à mon article avec Anne-Sophie Aberi-Moska et qui me proposait de te rencontrer. Je suis donc très heureux de croiser à nouveau une Wallonne éprise de Numérique Responsable.
Avant de nous en dire plus sur ton activité, pourrais-tu te présenter brièvement?
Sarah: "Bonjour Fabian, je suis également enchantée de pouvoir échanger avec toi. Je suis actuellement assistante de recherche et doctorante à l'Université de Mons, au sein du service d'Ingénierie Pédagogique et du numérique éducatif, justement, dirigé par le Professeur Bruno De Lièvre. Concernant mon parcours de formation, j'ai commencé par obtenir un bachelier pour devenir enseignante dans le secondaire inférieur, avec une orientation en histoire, géographie et sciences sociales.
Ensuite, j'ai poursuivi mes études en obtenant un master en sciences de l'éducation, avec une finalité en technologie éducative. Durant cette période, j'ai eu l'opportunité de m'impliquer dans diverses activités de recherche. J'ai notamment contribué à des projets liés à la réforme du Pacte pour un enseignement d'excellence, visant à intégrer l'éducation par le numérique et à développer les compétences numériques.
De plus, j'ai participé à d'autres projets de recherche en collaboration avec des partenaires internationaux, notamment au Liban et actuellement à Madagascar. En parallèle de mes activités de recherche, je réalise une thèse de doctorat. Celle-ci porte sur le développement de la protection de l'environnement en tant que compétence numérique, ainsi que sur l'éducation à la sobriété numérique."
Ma première question est simple. Tu es enseignante de formation. Comment en es-tu arrivée à te spécialiser dans le Numérique Responsable?
Sarah: "En effet, ma trajectoire académique m'a guidée vers le Numérique Responsable.
Comme je le disais, lors de mon master en sciences de l'éducation, j'ai choisi de me concentrer sur les technologies éducatives. J'ai également effectué des recherches sur le développement des compétences numériques. En parallèle, j'ai suivi des cours axés sur l'éducation relative à l'environnement, ce qui m'a incitée à réfléchir à des dispositifs d'apprentissage liés au développement durable. Cette réflexion a débuté pendant ma formation et s'est développée grâce à ma participation aux recherches du Consortium Sciences humaines.
Professionnellement, j'ai été confrontée aux défis associés à ces deux transitions dans le secteur éducatif, à savoir la transition numérique et la transition écologique. C'est ainsi que j'ai souhaité les réunir dans le cadre de ma thèse. Cette envie est le résultat d’une part de mon intérêt personnel pour les technologies et les questions environnementales, et d’autre part de la prise de conscience que ces deux transitions peuvent être en opposition, car l'usage excessif des technologies numériques a un impact significatif sur l'environnement.
De plus, dans le cadre de mes activités professionnelles, j'avais pour tâche d'identifier des dispositifs d'apprentissage visant à développer les compétences numériques. Parmi ces compétences numériques, la protection de l’environnement était présente, et en 2019, il y avait encore peu de ressources disponibles à ce sujet. C'est pourquoi j'ai décidé de m’intéresser au Numérique Responsable sous un angle éducatif et plus particulièrement à éduquer à la sobriété numérique."
J’ai l’impression que l’on va un step plus loin? Qu’entends-tu par "sobriété numérique"? Est-ce plus fort que le Numérique responsable?
Sarah: "C'est une excellente question. Alors, je ne dirais pas qu’il s’agit d’un concept plus fort, mais que la sobriété numérique complète le Numérique Responsable.
Le Numérique Responsable vise à encourager une utilisation des technologies de manière éthique, durable et respectueuse de l'environnement. Elle implique aussi bien des aspects sociaux qu’environnementaux. Cela inclut des pratiques telles que la réduction de la consommation d'énergie, la gestion des déchets électroniques ou encore la protection des données personnelles, etc."
La sobriété numérique intègre les principes du Numérique Responsable mais elle pousse les utilisateurs à repenser leur relation aux technologies numériques.
Sarah Descamps, assistante de recherche et doctorante à l'Université de Mons
"La sobriété numérique quant à elle va au-delà de la responsabilité. Derrière la sobriété numérique, il y a le fait de comprendre l’impact du numérique sur l’environnement et d’agir pour réduire cet impact. La sobriété numérique encourage une utilisation plus réfléchie et plus modérée des TIC (Technologie de l’Information et de la Communication, ndlr). Cela signifie que l'on cherche à minimiser l'impact environnemental et social du numérique en réduisant la surconsommation, en évitant les usages inutiles, et en favorisant la durabilité des produits et services numériques. Il s'agit d'une approche qui prône la qualité sur la quantité, la simplicité sur la surcharge d'informations, et la réduction de l'empreinte environnementale du numérique.
La sobriété numérique intègre les principes du Numérique Responsable, mais elle pousse les utilisateurs à repenser leur relation aux technologies numériques, en visant la réduction de la consommation et la préservation de l'environnement."
Penses-tu que les Wallons sont suffisamment informés, qu’ils soient étudiants, actifs ou à la retraite?
Sarah: "Je pense, qu’en général, les Wallons ne sont pas suffisamment informés sur les enjeux liés au numérique responsable et à la sobriété numérique. La plupart des gens n'ont pas conscience de l'impact considérable que le numérique a sur l'environnement. Il y a souvent cette image simplifiée d'un "cloud" ou d'un "nuage", sans réelle compréhension des infrastructures qui sont sollicitées lors de nos activités en ligne, comme les data centers ou bien les réseaux. De plus, on sous-estime souvent l'empreinte écologique de la production et de la fin de vie des outils numériques. En comparaison, des problématiques environnementales plus visibles, telles que les déchets plastiques, suscitent généralement une plus grande conscientisation.
Bien que l'on commence à voir apparaître des reportages et des informations dans les médias wallons concernant ces questions, le grand public n'a pas encore pris pleinement conscience de l'importance de la sobriété numérique, que ce soit en tant qu'utilisateur ou en tant que consommateur de produits numériques.
Concernant l'éducation, la situation est assez similaire. L'enseignement de la sobriété numérique est encore relativement peu répandu, et il est probable que je fasse partie des premières à m'intéresser activement à cette dimension éducative.
Il nous reste donc du chemin à parcourir dans la sensibilisation. Mais je reste optimiste quant au fait que, grâce à des initiatives éducatives, de sensibilisation, de diffusion de l’information, nous pourrons progressivement changer les mentalités et encourager des comportements plus responsables vis-à-vis du numérique. Il y a d’ailleurs l’Institut du Numérique Responsable belge avec Olivier Vergeynst, avec qui tu as pu échanger, qui communique beaucoup auprès du grand public."
Pour bien comprendre l’impact de nos actes, tu abordes dans tes conférences une thématique qui dit "Rendre visible l’invisible". Peux-tu expliquer ce concept?
Sarah: "En effet, lors de mes conférences, j'aborde souvent le concept de "Rendre visible l'invisible" pour sensibiliser à l'impact du numérique. Ce concept repose sur l'idée que de nombreux aspects de notre utilisation du numérique, tels que la consommation d'énergie, les émissions de gaz à effet de serre ou encore la production de déchets électroniques, sont souvent cachés ou invisibles pour l'utilisateur moyen. Cela signifie que nous pouvons facilement ignorer l'empreinte écologique réelle de nos activités numériques.
Pour "Rendre visible l’invisible", je pense qu’il faut privilégier les éléments visuels, tels que des infographies, des diagrammes et des schémas, qui permettent de rendre ces aspects invisibles plus tangibles et compréhensibles pour le grand public. Par exemple, j'utilise fréquemment l'analyse du cycle de vie numérique pour décomposer le processus complet de production, d'utilisation et de fin de vie des produits et services numériques. Cela inclut l'extraction des matières premières, la fabrication des appareils, l'utilisation d'énergie pour alimenter les serveurs et les dispositifs, ainsi que la gestion des déchets électroniques. En visualisant ces étapes de manière claire, nous pouvons mieux comprendre comment nos actions numériques ont un impact sur l'environnement tout au long de ce cycle de vie.
L'importance d'utiliser des éléments visuels, comme les infographies, réside dans le fait qu'ils facilitent la communication complexe de données et de concepts. Ils permettent de rendre l'information plus accessible pour le public. En montrant de manière visuelle l'impact environnemental du numérique, nous pouvons encourager une prise de conscience plus profonde et des comportements plus responsables."
Sauf erreur de ma part, ce cycle de vie est plutôt orienté "écologie". Comment combiner les 2 (numérique et écologique)? Et puis comment faire en sorte que les plus jeunes soient conscientisés puisqu’ils sont d’importants consommateurs de numérique?
Sarah: "Je pense qu’il est essentiel de reconnaître que le numérique peut être à la fois une source de problèmes environnementaux et de solutions pour la protection de l'environnement.
D'une part, le numérique a un impact environnemental négatif, comme je le mentionnais précédemment. D'autre part cependant, le numérique peut également jouer un rôle positif dans la transition écologique. Par exemple, il permet la mobilisation citoyenne grâce aux réseaux sociaux, la création de réseaux de producteurs locaux grâce à des applications dédiées, la réduction du gaspillage alimentaire grâce à des applications spécifiques ou encore une gestion plus efficace de l'énergie grâce à des outils de suivi et de contrôle.
Il est donc crucial de montrer aux jeunes que des solutions existent pour atténuer l'impact environnemental du numérique et promouvoir des pratiques plus durables. L'objectif est de les sensibiliser sans les culpabiliser et d’atténuer l’aspect anxiogène que peuvent provoquer les problématiques environnementales.
Pour sensibiliser les jeunes, je préconise de partir des usages numériques répandus à leur âge comme le streaming vidéo, les réseaux sociaux, les jeux vidéo, etc… plutôt que de leur parler d’usages qui ne les concernent pas. Ainsi, cela favorisera une transition vers des pratiques numériques plus respectueuses de l'environnement."
Sensibiliser les jeunes est donc, selon toi, une solution à entrevoir. Si tu en avais les moyens, comment t’y prendrais-tu? Voire quels conseils donnerais-tu aux écoles?
Sarah: "En effet, la sensibilisation et l’éducation des jeunes est une solution essentielle et je pense qu’il est aussi important que les acteurs de l’éducation s’emparent de cette problématique comme ils ont pu le faire avec le numérique et le développement durable.
C’est pour cela que j’ai conçu le guide pédagogique EducoNetImpact. Ce guide est spécialement conçu pour les enseignants et comprend plusieurs éléments:
- Un parcours d'autoformation pour acquérir des connaissances sur l'impact du numérique sur l'environnement et sur l'éducation à la sobriété numérique.
- Des séquences d'apprentissage "clé en main" pour les élèves de 6 à 15 ans.
- Des fiches pour susciter le questionnement: ces fiches abordent différentes thématiques liées à l'impact des technologies sur l'environnement, comme les smartphones, les flux vidéo, les jeux vidéo ou encore les réseaux sociaux. Elles ont pour objectif de stimuler la réflexion des jeunes et à les sensibiliser aux conséquences de leurs comportements numériques.
- Un référentiel rassemblant les savoirs, savoir-faire et compétences nécessaires pour enseigner cette thématique.
- Un label de sobriété numérique pour l'éducation qui vise à encourager les établissements scolaires à s'impliquer davantage dans l'éducation à la sobriété numérique aussi bien dans leur gouvernance que dans leur enseignement ou encore dans leurs usages du numérique plus responsables."
Lors de mes précédents articles sur le sujet, on a abordé des gestes que nous devrions tous avoir, comme par exemple:
- Vider sa boîte mail ou ne plus transmettre de mails avec pièce jointe
- Privilégier le wifi à la 4G/5G
- Penser au recyclage de son pc/smartphone
- …
Penses-tu à d’autres choses, à de nouvelles idées faciles à mettre en place dans notre quotidien?
Sarah: "En effet, en plus des gestes que tu as mentionnés, il existe d'autres bonnes pratiques faciles à intégrer dans notre quotidien pour promouvoir une posture de sobriété numérique. L'une de ces approches est la "règle des 5 R". Voici comment elle fonctionne:
- Refuser l'achat de matériel ou de services numériques quand vous le pouvez: avant d'acquérir un nouvel appareil ou un service en ligne, réfléchissez si c'est réellement nécessaire. Souvent, il est possible de s'en passer ou de trouver des alternatives plus durables.
- Réduire sa consommation de biens digitaux au strict minimum: limitez votre utilisation de gadgets numériques, d'applications et de services en ligne à ce qui est essentiel. Évitez la surconsommation numérique.
- Réparer vos équipements en priorisant les artisans de proximité: plutôt que de jeter un appareil défectueux, cherchez des personnes proches de chez vous qui peuvent le réparer. Cela prolonge la durée de vie de vos équipements et réduit la quantité de déchets électroniques.
- Réutiliser tout ce qui peut l'être: plutôt que de jeter des équipements obsolètes, envisagez de les réutiliser d'une manière nouvelle. Par exemple, un ancien smartphone peut servir à un autre membre de votre famille.
- Recycler correctement ce qui ne peut pas être réutilisé: si un appareil est en fin de vie, assurez-vous de le recycler de manière responsable en le déposant dans un centre de recyclage approprié comme Recupel .
J’ajouterai qu’il est aussi possible d’adopter un comportement de "détox numérique", qui encourage à réduire la dépendance aux écrans et à rééquilibrer notre relation avec la technologie. Cela peut inclure des pratiques telles que la réduction du temps passé sur les réseaux sociaux, la limitation de la consultation constante des e-mails, et la redécouverte d'activités en plein air et de contacts sociaux en personne. Cette démarche s’intègre complètement à une démarche de sobriété numérique."
J’ai une dernière question. Tu es donc doctorante, on sent la connaissance approfondie sur le sujet … As-tu des contacts avec le monde politique pour faire changer les choses?
Sarah: "En Belgique, pas encore, pour l'instant, mes contacts sont principalement dans le secteur éducatif et académique par exemple au sein de mon université, l’université de Mons. J’ai aussi pu faire des interventions à l’Eurometropolitan e-Campus de Tournai, participer au Salon SETT à Namur ou encore contribuer à un carnet Repères du Conseil Supérieur d’Education aux Médias.
En revanche, en France, j'ai eu l'opportunité d'interagir avec le monde politique. J'ai participé à une table ronde organisée par le ministère de l'Éducation français lors du salon Educatech. Cette table ronde réunissait des membres du ministère ainsi que des hauts fonctionnaires. À la suite de cette intervention, des représentants du ministère français m'ont sollicitée pour intervenir en vue de la création d'un programme de formation."
Je te remercie infiniment pour le temps consacré à cette interview très enrichissante et te souhaite bonne continuation dans tes recherches, tes projets d’implémentation de ces idées à l’étranger.
Sarah: "Merci beaucoup, Fabian. C'était un plaisir de discuter de ces sujets avec toi. Je te remercie pour cette opportunité."