Du baby-boomer à la nextgen: réussir sa transmission d’entreprise
Une société familiale est un patrimoine professionnel, financier… et émotionnel. Comment le pérenniser au mieux?
Avec Tanguy Gavroy (expert entreprises chez CBC Banque & Assurance), Valérie Denis (Dirigeante de ValerieDenis.Family, Advisor en transmission, gouvernance et affectio societatis, spécialisée en entrepreneuriat transgénérationnel) et Philippe D’Archambeau (CEO d’Alternativ).
Comment se porte le marché de la transmission d’entreprise?
Tanguy Gavroy: “On assiste à une lame de fond d’entrepreneurs qui, dans la soixantaine, se voient confrontés à leur fin de carrière et souhaitent donc passer la main. Les crises de ces dernières années et les impératifs de transition écologique ont accéléré le mouvement, car ils bouleversent les business models et favorisent les regroupements et consolidations d’entreprises dans de nombreux secteurs. On estime ainsi qu’une entreprise sur trois devrait changer de mains dans les cinq prochaines années, dont 40% via des cessions intrafamiliales.”
À quoi ressemblent les repreneurs familiaux d’aujourd’hui?
Valérie Denis: “Il s’agit de la cinquième génération d’après-guerre. Elle n’est pas forcément mue par les mêmes moteurs que celles qui l’ont précédée. Diplômée et en prise avec le monde, elle ne conçoit pas son destin comme étant irrémédiablement lié à l’entreprise. De plus, le paysage entrepreneurial familial se féminise. Il n’est plus rare que ce soient les filles qui reprennent la direction, parfois en association avec un ou deux frères.”
T.G.: “Beaucoup imaginent la conclure au moment de leur pension, en oubliant que, pour qu’elle soit réussie, l’idéal est de s’y préparer trois à cinq ans à l’avance. Sans compter un processus de vente qui peut prendre jusqu’à 12 mois, puis une période post-transmission, qui peut lier le dirigeant à l’entreprise pour plusieurs mois – voire plusieurs années – supplémentaires.”
Philippe D'Archambeau: “Le dirigeant est à la fois le manager d’une entreprise dont il veut assurer la continuité, un actionnaire qui veille à sa sécurité financière post-carrière, et le membre d’une famille au sein de laquelle il veut préserver un équilibre. Si tous vos enfants veulent rester actionnaires et s’impliquer activement dans l’entreprise, l’enjeu sera de bien répartir les tâches. Sinon, il s’agit de trouver des mécanismes de rémunération équitables entre ceux qui cèdent leurs parts et ceux qui les acquièrent. Entrent alors en jeu la valorisation de l’entreprise et, pour ceux de vos enfants qui sont concernés, les moyens de financer le rachat d’actions. Tout ceci requiert énormément de dialogue, donc de temps.”
Valérie Denis: “De mon point de vue, trois facteurs conditionnent le timing d’une transmission intrafamiliale. Le premier est la structure même de la famille. Plus les branches et générations sont nombreuses, plus on y trouvera des positions et intérêts diversifiés, qu’un membre travaille ou pas dans l’entreprise, qu’il soit actionnaire ou futur actionnaire, actif ou passif, ou encore complètement désintéressé… Une décision commune mettra alors plus de temps à se dégager. Le deuxième facteur, c’est l’expérience. Les cessions sont généralement plus rapides dans des familles rompues à l’exercice. Enfin, l’entente et la communication jouent un rôle-clé. Une cession est plus aisée dans les familles où l’on se rencontre fréquemment et où chacun est transparent quant à ses informations, ses attentes et ressentis.”
Comment s’y prendre?
T.G.: “Tout commence par un bilan personnel du chef d’entreprise afin d’établir ses objectifs, priorités et échéances, nourri par le dialogue que vient d’évoquer Philippe. Après ce bilan personnel, nous entamons avec le dirigeant le bilan de son entreprise : quelle est l'attractivité de son entreprise pour un repreneur, quel est son potentiel ? Nous analysons bien sûr les performances et la santé financière de la société, mais aussi la qualité de son organisation, la pérennité de son business model, son positionnement sur le marché. Dans cette sorte de due diligence, nous évaluons aussi, parmi d’autres éléments, la conformité avec les réglementations et permis en vigueur, l’absence de possibles litiges importants ou des contrats "intuitu personae". L’idée est de déminer les points de blocage éventuels pour fluidifier au maximum la transaction au moment où elle surviendra. Et bien sûr, nous procédons à l’indispensable exercice de valorisation.” Pour guider ces réflexions, CBC a mis sur pied une approche spécifique des sociétés familiales qui intègre également un cycle d'ateliers de formation/coaching destinés aux futurs repreneurs familiaux potentiels et qui abordent tant les aspects humains que financiers de la reprise d'une entreprise.
Cette valorisation est-elle forcément plus basse en cas de transmission intrafamiliale?
T.G.: “Un entrepreneur qui veut maximiser la vente de ses parts se tournera vers un acheteur externe dans un processus concurrentiel. Le dirigeant qui cède l’entreprise à ses enfants repreneurs ne cherche pas à maximiser le prix mais souhaite plutôt aider les repreneurs en fixant un prix de transaction raisonnable. Pour autant, sous-valoriser une société équivaut à léser ceux de vos enfants qui ne se porteraient pas acquéreurs de parts de la société. Des montages et mécanismes de compensation équitables sont alors mis en œuvre.”
V.D.: “L’adoption de telles solutions est facilitée par le fait que la plupart des sociétés familiales ont un horizon de long terme. Leur vision est transgénérationnelle et, souvent, une part significative des dividendes est réinvestie dans l’outil de travail.”
Tout ceci suffit-il pour une cession couronnée de succès?
T.G.: “Non, car il reste bien sûr le facteur organisationnel et humain. L’équipe en place a-t-elle été organisée pour que les responsabilités du dirigeant puissent être pleinement assumées par d’autres après son départ? Y a-t-il eu un transfert de savoir et de compétences entre celui qui part et ceux qui restent ou arrivent et, éventuellement, une redéfinition adéquate des rôles? Ces questions sont absolument cruciales.”
V.D.: “Dans un passé pas si lointain, les jeunes repreneurs, débordant de projets, affichaient une certaine impatience à prendre totalement le contrôle. Ragaillardis par cet apport d’énergie et d’ambition, les cédants, eux, se voyaient bien ‘rempiler’ pour quelques années. Les crises et un sentiment d’insécurité accrue ont changé la dynamique. Parfois effrayée par les enjeux, la jeune génération est demandeuse de soutien, qu’il soit technique ou émotionnel. Aujourd’hui, c’est plutôt elle qui doit convaincre les parents de ne pas lever le pied trop vite! Une façon de ‘rester dans les parages’ est d’occuper un siège au conseil d’administration, d’intégrer en tant qu’expert un conseil stratégique au périmètre bien défini, ou de conserver une activité ‘de cœur’, comme les grands comptes commerciaux qui sont aussi les clients que l’ex-dirigeant a connus historiquement.”
P.D’A.: “L’enjeu, c’est de ne plus être au four et au moulin, mais de conserver un rôle qui vous motive et qui a créé de la valeur pour l’entreprise. Le tout en apportant des idées, sans se muer en ‘contrôleur’ de vos successeurs. Il faut savoir lâcher résolument les rênes afin qu’ils modifient eux-mêmes les ingrédients du cocktail qui ont fait votre succès. Calibrer ce nouveau rôle demande de la réflexion, du dialogue avec le repreneur familial, mais aussi avec vos équipes, qui sont le capital principal de votre société et resteront l’atout majeur de sa pérennité.”